Interview Arnaud Petit et Stéphanie Bodet

Longtemps icônes des compétitions, Arnaud Petit et Stéphanie Bodet se positionnent désormais définitivement parmi les spécialistes mondiaux des big walls. Ouvertures et répétitions de grandes voies extrêmes, c’est ce qu’ils affectionnent maintenant et ils oeuvrent partout dans le monde, en Jordanie, à Madagascar ou au Mali, au Pakistan, en Corse ou au Venezuela… Rencontre avec un couple de grimpeurs-voyageurs toujours en quête de belles lignes. Entrevue croisée publiée dans le n°17 d’EscaladeMag.

Vous formez un couple dans la vie et une cordée en falaise. Votre rencontre a-t-elle modifiée la vision que chacun avait de l’activité auparavant et sa manière de grimper ?
Arnaud : Notre rencontre nous a poussé vers les voyages, Stéphanie avait vraiment envie de voyager, cela a ravivé ma curiosité pour des styles de grimpe différents, après trois ou quatre ans d’entraînement et de grimpe intensive pour les compétitions. Quitte à voyager, il fallait que ce soit pour des grandes parois et cela a changé notre pratique, moins pointue, c’est-à-dire dans des difficultés moindres mais dans des styles plus complets.
Stéphanie : Ca fait maintenant treize ans que nous vivons et évoluons ensemble. Arnaud m’a fait découvrir l’ouverture de grandes voies, car c’est ce qui le passionne depuis qu’il grimpe.

Grimpez-vous toujours ensemble ?
S : Nous grimpons généralement ensemble, mais j’ai aussi beaucoup de plaisir à grimper avec d’autres copains, en particulier des gens du même niveau que moi, c’est motivant.
Sinon, j’aime encourager Arnaud et le pousser dans ses retranchements, autrement il a tendance à se satisfaire de ce qu’il fait ! C’est donc plutôt l’émulation qui prévaut.
A : Ces dernières années nous avons pas mal voyagé, alors quand nous allons en falaise, nous avons souvent l’impression de reprendre la grimpe. Mais quand il y en a un de nous deux qui sent qu’il peut faire quelque chose de bien, l’autre donne naturellement de sa personne pour lui donner le plus de chance possible. On le ressent dans les encouragements, toujours bien placés et donnés avec conviction, et c’est certain qu’un encouragement pertinent peut te faire enchaîner la voie. En ce sens il y a une sorte de synergie, c’est vrai.

En grande voie, comment s’organise la cordée ?
A : Nous avons remarqué que quand on commence une grande voie en second, c’est toujours difficile de prendre la tête ensuite. Alors parfois on ne change pas de premier. J’ai l’impression que Stef prend plus de plaisir si elle est en tête. Moi, ça ne me gêne pas trop d’être en second, surtout quand on tire un sac ! Ensuite il y a des fois où l’un garde la tête parce que c’est un challenge de tout faire en tête, comme Stef à la Hasse-Brandler ou moi au Poisson dans les Dolomites. Pour Free rider, Stef voulait tout faire en tête, surtout pour ne pas me refiler les longueurs de cheminées qu’elle n’apprécie pas vraiment.
Mais pour notre cordée, c’est beaucoup plus free ride que l’on pourrait l’imaginer, on décide parfois au pied de la voie ou après quelques longueurs. Quand on a fait l’éperon Walker aux Grandes Jorasses, on a attaqué en réversible, mais Stef a fait une longueur de nuit sans vraiment être sûre que c’était là, derrière il y avait 4 ou 5 cordées qui attendaient en demandant : « alors c’est bien là? ». Stef m’a dit, « Ecoute, vas y, ça me tend trop tout ce monde derrière », alors j’ai fini toute la voie en tête. Peut-être qu’elle aurait bien aimé grimper aussi en tête, mais on a privilégié la rapidité, nous avons souvent fait de la corde tendue à trente mètres, ce qui demande une vraie confiance en chacun. Finalement ici, c’était plus important d’être en haut tôt (à midi et demi) que d’être en tête ou pas. Ce qui est sûr, c’est que je suis assez directif quand ça craint. Par exemple, au Salto Angel, Stef voulait y aller, mais j’avais peur pour elle, il y avait des blocs instables tout mouillés, alors j’y suis allé.
S : Nous essayons d’alterner les voyages où chacun trouve son compte d’émotion et de plaisir en grimpant devant. Au Venezuela, je venais juste d’arrêter de bosser comme prof, j’étais mal préparée à cause d’une tendinite au coude. Je n’avais donc ni le niveau, ni la confiance nécessaires pour me lancer en tête dans des longueurs dures, d’autant que l’escalade était dangereuse. C’était une frustration car je ne prends pas beaucoup de plaisir à grimper derrière mais il fallait l’accepter. En allant aux USA, j’avais un vieux rêve, grimper El Capitan en libre. C’était un peu une revanche personnelle par rapport au Venezuela ! Il fallait que je grimpe toute la voie en tête !

Vous sentez-vous une cordée ou deux grimpeurs ayant chacun leur propre parcours ?
A : Je crois que c’est important d’être ensemble lorsqu’on fait un big wall. D’abord c’est un moment de vie en paroi. Et au niveau escalade nous avons un vécu en commun qui va nous permettre de nous enthousiasmer sur les mêmes choses, parler des passages, s’enflammer sur la forme d’une prise par exemple. Et puis si Stef me dit, « tu peux la flasher cette longueur », je sais que je peux lui faire confiance.
Mais il y a d’autres grimpeurs avec qui j’ai passé de supers moments en paroi, en particulier lors d’ouvertures. Quand je suis avec quelqu’un d’autre, la notion de cordée existe tout autant, pour moi c’est un état d’esprit essentiel dès que je vais grimper dehors. Même en couenne, je vais préférer aller dans les mêmes voies que mon collègue, même si parfois je ne suis pas à mon max. La notion de partage est très importante.
S : Ca me fait autant plaisir de voir Arnaud réussir quelque chose et de lui être utile que de grimper pour moi seule. Je prends d’ailleurs moins plaisir qu’Arnaud à former une cordée avec une autre personne ; je pense que j’ai moins l’habitude. Ensemble, j’ai l’impression que tout fonctionne à merveille; je n’ai pas tellement appris à m’adapter à d’autres.

Quelle voie vous a demandé le plus d’investissement ?
A : Free Rider pour Stéphanie, c’est certain, il y a les journées de travail préalable et la réalisation qui a duré 6 jours, il faisait très chaud et on ne grimpait que le matin. Elle s’est énormément donnée et j’ai beaucoup donné pour elle, je pense qu’il faut être amoureux, pour se taper tout El Cap au jumar et tirer les sacs toute la voie. Mais je pense aussi qu’il faut être amoureuse pour supporter les difficultés et l’ambiance difficile du Venezuela et me soutenir jusqu’au bout sans rechigner alors qu’elle n’avait guère l’occasion de se faire plaisir en escalade.
La réussite de Free Rider, dans les conditions où l’a grimpée Stef, a été nécessaire à notre relation. C’est la première fois qu’elle se tient à un objectif et se donne les moyens de le réaliser à son rythme, sans dépendre du mien, et peut être aussi la première fois que je m’adapte au sien. S’il y a dix ans elle avait fait ça, elle aurait fait Le Cadre (8c) et aussi la première partie de Biographie.
S : Pour Free Rider, je n’aurais pas souhaité y aller sans lui. Au départ, je n’étais pas sûre de réussir, mais c’était déjà très enrichissant d’essayer de faire quelque chose en ne comptant que sur soi pour la grimpe du début à la fin. C’était super de bivouaquer sur les vires tous les deux. On discutait, on se marrait pour rien. Quand tu es en paroi, tu es retranché du monde et de tes préoccupations habituelles pour quelques jours. C’est étrange et vraiment ressourçant.

En escalade, êtes-vous dans une démarche plutôt maîtrisée ou improvisée ?
A : Je n’ai pas laissé beaucoup de place à l’improvisation quand je faisais de la compétition, mais par la suite, peut-être par saturation, j’ai grimpé de manière plus instinctive. Maintenant, si je n’ai pas envie de grimper, j’ai du mal à me forcer. Du coup ce n’est pas évident pour progresser, d’autant que je suis très exigeant quant à la qualité des voies. En fait, il faut que ce soit vraiment classe et non taillé pour que j’aie envie de forcer. Depuis 5 ans, je ne comprends pas qu’on puisse tailler. Quand je vois des jeunes qui ouvrent avec un pot de sika, je me dis qu’ils le regretteront quand ils auront plus d’expérience.
S : La plupart du temps, on ne passe pas suffisamment de temps à s’organiser avant un voyage. Alors on improvise pas mal sur place et des fois on est un peu limite ! Au Salto Angel, par exemple, on avait qu’un seul réchaud à essence pour six. Fallait pas qu’il tombe en panne ou qu’on le perde, car on a passé quinze jours dans la paroi ! En même temps, la part d’inconnu dans une aventure est toujours excitante. Sinon, en escalade, je ne suis pas une pro des méthodes et du travail de voie, alors souvent, quand je fais un essai, il m’arrive d’improviser.

Quelle relation entretenez-vous avec la cotation et que pensez-vous de 8a.nu ?
S : Plus ça va, moins les cotations m’intéressent. J’essaie des voies du moment qu’elles me plaisent et qu’elles m’apportent quelque chose de nouveau. C’est bien pour le moral de faire des croix dans un style qui te convient, mais c’est infiniment plus enrichissant de te frotter à des choses différentes.
Pour ce qui est de 8a.nu, l’idée ne me séduit pas, car la compétition en falaise n’a pas lieu d’être mais je trouve intéressante les commentaires apportés par chacun des inscrits sur les voies, ça donne envie de grimper, surtout s’ils ne débattent pas que de cotations.
A : La cotation reste très importante, louper une voie de tel niveau peut encore m’atteindre, surtout si je pensais être en forme. Bien sûr, j’aimerais bien faire du 9, en même temps je me rends compte que je ne me donne pas tous les moyens. Je vois 8a.nu avec une curiosité amusée. C’est une bonne base de données, aussi un révélateur de l’honnêteté de chacun. A mon avis, 8a.nu serait encore plus intéressant s’il y avait plus de commentaires sur les voies.

Qu’est-ce qui dans votre parcours vous a apporté le plus de satisfactions ? Quels sont vos regrets et projets ?
A : Ce sont différentes périodes de notre vie. J’adorais la compétition. J’avais plus de mal à supporter la pression des essais dans une voie après travail et du coup j’y prenais (et encore maintenant) moins de plaisir. J’adore aussi faire du bloc. Mais un truc que j’ai toujours fait et qui me fait toujours autant triper, c’est ouvrir des voies. Quand tu ouvres une grande voie depuis le bas, il y a tout ce que l’on trouve en escalade, exploration, liberté, création, engagement… et postérité (!) ou tout du moins signature… Au niveau grimpe, c’est comme faire du bloc en terrain d’aventure : au dessus du spit que tu viens de mettre, tu fais du bloc avant de poser un crochet, un piton ou un coinceur, là c’est de l’artif délicat; après une longueur, tu tires les sacs, tu peux bivouaquer… C’est hyper complet. Ouvrir un big wall comme Babel au Maroc, c’est génial.
Le plus enrichissant au niveau personnel, c’est le Salto Angel, il y avait une équipe à gérer, la pression de ramener des images, peu de marge pour sortir la voie, des conditions de vie dures, il faut se surpasser en grimpe : là, tes qualités et tes défauts te sautent à la figure.
Désormais nous aimerions trouver des projets qui ne demandent pas de traverser toute la planète, des choses plus près de la maison.
S : Je suis curieuse et j’aime la diversité. Les voyages et les grandes voies m’ont permis d’assouvir cela. J’adore le rocher, sous toutes ses facettes et que ça fasse cinq mètres ou cinq cents, mon envie de grimper reste la même.
J’ai vite fait le tour de la compétition. Ça m’a apporté une base d’entraînement et une maîtrise du stress, mais mes rêves étaient ailleurs. J’ai été nourrie de récits de voyage et de montagne. Mes héros d’enfance n’étaient pas des sportifs mais des aventuriers. En zone d’isolement, je trépignais d’envie en lisant Alexandra David-Neel, Ella Maillard ou Nicolas Bouvier et je me disais, mais qu’est-ce que je fous là ? C’était donc mieux d’arrêter!
Ce qui me laisse parfois un peu sur ma faim, c’est la falaise. J’y ai arrêté de grimper régulièrement depuis 2001, après avoir passé mon CAPES de Lettres. J’ai laissé tomber deux projets à Céüse que je n’étais pas loin de réussir. Aujourd’hui, je n’aime pas laisser les choses en plan. Peut-être que je n’avais pas la patience et la maturité pour aller au bout à cette époque. Nous avons préféré voyager, faire des grandes voies et de la montagne ensemble, et ce n’est pas compatible avec un entraînement régulier et des objectifs ciblés en falaise. Quand on grimpe moins régulièrement, on se blesse aussi plus facilement. J’ai le sentiment un peu frustrant de toujours être dans la reprise depuis sept ans, mais on ne peut pas être partout à la fois !
J’ai envie d’ouvrir des couennes près de chez moi et comme j’ai adoré l’ouverture de Babel à Taghia, j’aimerais qu’on se trouve une nouvelle ligne là-bas. J’ai déjà une idée mais reste maintenant à la défendre pour qu’on me suive !

Si vous ne grimpiez pas, qu’est-ce qui vous ferait avancer ?
A : L’humanitaire ou l’écologie.
S : Ben dis donc, rien que ça! Moi, c’est plus égoïste, je n’ai pas vocation à changer le monde. Ce serait marcher, bouquiner, écrire aussi. J’aime bien le rythme de la marche qui permet de découvrir le monde avec lenteur. C’est mon côté contemplatif !

Une réflexion au sujet de « Interview Arnaud Petit et Stéphanie Bodet »

  1. Ping : Interview Josune Bereziartu et Rikardo Otegui | Le grand 8

Laisser un commentaire