Game over

313_FIN_DE_PARTIEJ’ai reçu la semaine passée un courrier m’informant que j’allais être licenciée pour motifs économiques. Cette décision fait suite à la liquidation judiciaire prononcée le 15 octobre dernier par le Tribunal de commerce de Nîmes à l’encontre de Pressevasion, la société éditrice d’EscaladeMag. Une page se tourne donc. Je n’ai pas envie d’évoquer ici les derniers mois passés au magazine, dans une ambiance délétère, ni mon état de santé actuel qui nécessite toujours somnifères, antidépresseurs et séances chez le psy. Je n’évoquerai pas non plus les différentes actions en justice intentées contre la société Pressevasion, aux Prudhommes et au Tribunal de commerce, par plusieurs anciens salariés et prestataires de service, actions qui suivent naturellement leur cours et qui concernent désormais le liquidateur.

Ce que je voudrais garder de ces 5 années passées aux fonctions de rédactrice en chef, c’est le formidable élan de créativité que cela a fait naître en moi et les belles rencontres qu’il m’a été donné de faire : avec Michel Serres notamment, ou Erri de Lucca, que j’ai interviewés pour le magazine ; avec aussi toute une série d’acteurs passionnés : grimpeurs, fabricants, pigistes ou photographes – qu’ils soient ici remerciés pour leur énergie et l’inspiration qu’ils m’ont donnée ; avec des lecteurs anonymes enfin, qui m’écrivaient parfois ou que je croisais au pied des falaises, et qui donnaient du sens à ce que je faisais. Au cours des 47 numéros dont j’ai assuré la fabrication, le plaisir d’écrire et l’envie de partager mon bonheur de grimper ne m’ont jamais quitté, même quand des contretemps se produisaient et que les bouclages se faisaient stressants.

Ce sont sans doute mes éditos qui symbolisent le mieux la jubilation que je pouvais éprouver alors à EscaladeMag. Cela fait maintenant trente ans que je grimpe et il m’aura fallu bien des projets avortés, bien des échecs en compétition, bien des blessures pour comprendre que ce n’est pas la réalisation qui compte. C’est peut-être pourquoi je voulais tant éviter la prose ampoulée, les vérités toutes faites et les postures pontifiantes en tête du magazine, quitte à semer un peu le lecteur sur la marche d’approche. Dans mes éditos, je préférais opter pour l’angle décalé, en racontant une histoire mi sérieuse mi burlesque, quelque chose qui touche, amuse, fasse réfléchir, déroute, divertisse… Il y avait souvent des chausse-trappes et plusieurs niveaux d’interprétation possible, si bien que ces petites expérimentations ont suscité quelques réactions et ont permis à l’occasion des échanges plutôt savoureux.

Dans le genre expérimentation, le Nain Pact aura été un modèle du genre. Faire tester du matériel d’escalade par un nain de jardin, il fallait oser. Ce petit personnage que j’ai fait intervenir à partir de 2009 dans la rubrique dédiée aux tests produits, je l’ai conçu pour resserrer le lien avec les lecteurs et sortir des discours trop « marketés » sur le matériel. Si on mettait vraiment le matériel au banc d’essai, si on lui faisait subir un vrai crashtest, il fallait une véritable analyse de l’impact, une analyse du Nain Pact ! Quelque chose qui sorte des sentiers battus. De fait, chacun pouvait s’identifier à cet intervenant passionné, qui tirait son expertise d’heures passées sur le terrain. Rapidement, et pour mon plus grand plaisir, le Nain Pact s’est avéré très populaire et a fédéré une communauté de près de 5000 personnes sur Facebook.

nain-croatieAutre source de satisfaction, l’arrivée de Benjamin Broussouloux au poste d’infographiste en janvier 2011 et le formidable travail de refonte de la maquette qu’il a su initier. Son intelligence, son œil, sa capacité à remettre en question les codes graphiques ont beaucoup apporté au magazine. En cascade, son enthousiasme m’a aussi poussé à réfléchir, plus encore que je ne le faisais déjà, au contenu et au rubricage, pour qu’ils soient parfaitement en adéquation avec les attentes des lecteurs, tout en les surprenant de temps à autre. À ce sujet, j’ai repensé à ce numéro que nous avons fait sur le bloc en Corse en mai 2011, avec cette étrange figure d’égyptien en couverture. On était immédiatement tombés d’accord avec Benjamin, quand il s’était agi de choisir la photo. Il n’y avait pas de grimpeur en action sur cette image, ce n’est pas courant. Il y avait juste le rocher, comme miroir de notre pratique. J’aimais bien l’idée. Ironie du sort, en repassant à Pianotolli dernièrement pour essayer de me ressourcer, je me suis aperçue que l’érosion avait fait son œuvre et que ce visage s’était éboulé… Il ne reste plus d’un tas de cailloux sur le sol. « Ont toutes choses leur fin et période », comme disait Rabelais. Je sais, c’est plus chic de citer les philosophes stoïciens, mais que voulez-vous, je reste une terrienne…

egyptien-pianotolliL’an dernier, à cette époque, disparaissait l’icône de l’escalade libre, Patrick Edlinger. Je me souviens du choc qu’a été l’annonce de son décès mi novembre et le trouble qu’a suscité en moi le mystère qui entourait les circonstances de sa mort. Je le connaissais peu mais un de mes amis était régulièrement en relation avec lui et m’avait dit quelques temps auparavant qu’il trouvait qu’il allait mieux… Mort absurde et incompréhensible donc, mais au fond qu’il y a-t-il de plus absurde et incompréhensible que la mort ? Immédiatement au magazine, décision avait été prise de consacrer un numéro spécial à Patrick, ce que j’ai fait début 2013. Ce numéro a été difficile à concevoir et à élaborer mais si je devais n’en garder qu’un, ce serait celui-là. Parce que je sais la réflexion métaphysique que cette disparition a provoqué en moi et l’implication professionnelle que ce numéro a nécessité pour mettre de côté la dimension affective et éclairer, de la manière la plus juste et la plus fine possible, toutes les facettes de ce grimpeur d’exception.

16 réflexions au sujet de « Game over »

  1. Dommage car l’écriture est belle, limpide et remplie de références littéraires qui impliquent le lecteur a une réflexion plus approfondie, plus universelle tout en ayant comme matrice la pratique de la grimpe comme art de vivre.

    • Ce genre de douloureuse expérience va forcément te permettre de rebondir Laurence car l’intelligence , la finesse au service de la créativité ne peut que s’y ressourcer , patience ! A bientôt sur nos falaises , bises .

  2. Formidable aventure (y compris pour moi). Merci à toi Laurence de m’avoir fait confiance pour quelques billets éco-grimpeur et surtout, bon courage pour la suite. au plaisir de se revoir sur les cailloux.
    Bleau Hard Ment
    Greg

  3. Laurence, je te souhaite un avenir plus radieux que les difficiles derniers mois que tu as vécus (et je sais de quoi je parle pour être passé par quelque chose d’assez similaire…). Je te fais confiance pour savoir rebondir et passer à autre chose (sans oublier, parce qu’on ne peut pas oublier certaines choses !).

  4. Une formidable aventure Laurence. Les journaux sur l‘escalade ont rarement été épargnés par les tempêtes. Ton talent, ta passion, ta justesse, la singularité de ton regard, autant de précieux trésors qui nous ont fait oublier la machine. Un grand merci et hasta la vista.

  5. J’avais compris qu’escalade mag chancelait mais n’ai pas suivi de près le dénouement. J’apprends les détails en te lisant.
    Bon courage pour l’inconfort et la douleur des doutes qu’une telle expérience doit soulever.

  6. que de belles choses vécues associées à EM: il faudra se souvenir des belles choses! une plume fine et juste pleine aussi de retenue. pas de verbiage , ni d’emphase , ton style manifeste une grande sensibilité.je ne connais pas tes difficultés perso mais tu peux être très fière de cette aventure LITTERAIRE, j’espère que tu reprendras confiance : la vie est pleine de surprise! je pense que nous sommes nombreux, grimpeurs, ou autres à conserver EM pour nous évader et nous réjouir de partager des sensations communes (très souvent sur un lieu de détente ou de pause… ce qui n’a rien de péjoratif) . j’espère que ce petit post te donnera un coup de pouce. seb de chateauvert

  7. Votre billet est la parfaite description de ce qu’est le plaisir du travail créatif, et la souffrance quand ce travail de transformation est empêché.
    Je vous souhaite courage (et vous en avez), et réussite pour la suite de votre parcours, avec le soutien important de ceux qui qui vous aideront à retrouver le sens de tout cela.
    Votre talent littéraire et votre clairvoyance ne pourront qu’être de précieuses pépites pour retrouver une voie d’expression qui vous ressemble.
    Au plaisir de vous lire encore.
    Bien cordialement,

  8. Un grand merci pour ce mag, mon préféré, celui qui venait ponctuer la fin de séance de grimpe… avec une petite bière.
    Perso je compte arrêter ni les séances ni la bière. Sous une forme ou sous une autre j’aurai donc grand plaisir a bientôt te relire.
    Amicalement

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